Du 5 mai au 21 juin 2009
tous les jours (sauf le lundi)
de 10 h à 18 h.

Musée des beaux arts d’Orléans
cabinet d’art graphique
1 rue Fernand Rabier - Orléans



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Frédéric Daviau

Du 5 mai au 21 juin 2009
Musée des beaux arts d’Orléans / cabinet d’art graphique


Variations sur un thème
de J. Van Ruisdael & A. F. Desportes


Frédéric Daviau


« Jouer Ruisdael de mémoire ». Dessiner un tableau de Ruisdael d’après mémoire, ou peut-être dessiner seulement le souvenir du tableau. Refaire d’après un souvenir le Troupeau traversant une passerelle, peint par Ruisdael vers 1650… Soit une saynète rurale confinant à une certaine vacuité, des figures débordées par le végétal, un titre de peu de chose, un tableau de format modeste, sur lequel s’arrête Frédéric Daviau dans ses déambulations au Musée d’Orléans. Dessiner un tableau de Ruisdael de mémoire, donc, et réitérer l’exercice pour en épuiser tous les possibles, pour s’y épuiser peut-être comme dans une course ou une performance dans le brouillard. Entreprise sidérante et risquée que s’impose à lui-même Frédéric Daviau, dans une expérience graphique où l’on mesurera forcément l’écart entre le tableau original et les multiples variations mémorielles, qui agiront comme autant d’incantations adressées à la peinture de Ruisdael, mais aussi comme autant de reprises qui amèneront peut-être au délitement du modèle… Le calque imaginaire que l’artiste cherche à poser sur la souvenance de l’image est en effet inévitablement posé sur une image mouvante et insaisissable, et les traits dessinés sur la feuille dans un tâtonnement jubilatoire ne pourront qu’être décalés, forcément à côté de l’objet initial qui s’est absenté. Dans ce travail du dessin de mémoire, le sujet du tableau risque bien de sombrer, et la toile impeccablement tendue et recouverte de couleurs par Ruisdael risque fort d’être détricotée…Mais c’est précisément dans ces trouées de l’image défaite que l’artiste pourra séjourner à nouveau ; c’est sur ces lignes décousues de la trame qu’il pourra re-tisser une image neuve, une image étayée par sa propre vision. Vues dans l’atelier, les premières versions des paysages de mémoire sont d’abord marquées par le reflux de la couleur, par une sorte d’économie matérielle et par une restriction aux seules valeurs de gris, modulées par la technique de la mine de plomb. L’artiste développe pour ce travail la « manière grise » mise au point dans la récente série des Traversières, qui trouve aussi son prolongement dans les eaux-fortes réalisées dans l’année, rompant avec les nuances colorées qu’il y avait dans les séries précédentes. Dans le tableau du peintre hollandais, l’argument narratif - le passage du troupeau - était déjà extrêmement marginalisé, et cette fragilité du sujet permettait à Ruisdael d’investir la nature qui enceignait les bêtes et les hommes. Chez Daviau, le tableau est désormais complètement débarrassé de l’amorce narrative qui subsistait dans la peinture d’origine : il ne reste qu’un foisonnement de traits décrivant les frondaisons, un amas de traits qui conquièrent la surface de l’œuvre et la font se dresser devant nous, des traits qui par leurs mouvements internes font bouger le plan du tableau et l’agitent comme un drapeau en prise au vent… Il y a évidemment des affinités électives entre Jacob van Ruisdael et Frédéric Daviau, malgré la différence de contexte et d’œuvre. La focalisation du second sur le premier à travers ce petit paysage du Musée d’Orléans n’est évidemment pas le fait du hasard. La peinture « buissonnante » de Ruisdael, sa manière de faire friser les feuillages, sa façon d’agiter les masses végétales par un vent permanent, cette peinture où les arbres imitent les cumulo-nimbus, à moins que ce ne soit l’inverse, bref, cette peinture résolument « pulmonaire » devait être une matrice rêvée pour les expérimentations graphiques de Daviau, prompt à se mouvoir dans les circonvolutions végétales qu’avait préparées pour lui son aîné. Paradoxalement, les jeux graphiques de Daviau dans ses paysages de mémoire semblent obéir à une logique du pictural. Quand l’artiste choisit le dessin comme seul procédé de mise en œuvre, on aurait pu s’attendre à la réinstauration des notions classiques dévolues au dessin : le trait comme contour, comme clôture, comme désignation ; la ligne qui avance et qui partage les espaces et les choses, pour que nous puissions bien les distinguer, et surtout pour que nous puissions les nommer. Néanmoins, dans ses paysages de mémoire, le travail sur le trait semble au contraire pour Daviau l’occasion d’un débordement transgressif, débordement qui semblerait plutôt dévolu à la peinture dans la tradition européenne. Par ses effets de mélanges, de chevauchements, de débords, de tressages, le dessin perpétuellement mis en activité opère la lente dissolution des masses du paysage ; il transforme les arbres en silhouettes diaphanes et embuées, en ombres ou en fantômes semblant sur le point de rompre leurs amarres, en formes de passage qui dérivent dans le courant horizontal du tableau. Il suffirait ici d’inverser peut-être la phrase de Frenhofer qui disait au jeunes peintre du Chef d’œuvre inconnu : « Il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein… » pour la transformer en : « Il n’y a pas le plein dans la nature et tout est ligne… ». Lui soumettant cette idée, Daviau me corrige et préfère substituer à la notion de ligne - peut-être trop abstraite - la notion de trait, unité plus fondamentalement plastique, liée à son geste de dessinateur, le trait obtenu physiquement par la trace de l’outil sur la surface tangible du tableau. Le trait est en fait la vraie matière des paysages de mémoire : le trait est tout et se déploie partout ; il trame tout le champ du visible, et il est la condition même de l’apparition de l’image. La « muraille de peinture » de Frenhofer pourrait bien être devenu ici une « muraille de traits », condition nécessaire de l’apparition progressive de l’image-paysage. Par ailleurs, les dessins de mémoire réalisés pour Orléans jettent aussi un éclairage troublant sur les productions précédentes de l’artiste, et ils nous questionnent avec intensité sur l’origine supposée de ces « proto-paysages » déclinés par l’artiste en d’infinies variations. D’où viennent ces vues de l’immensité parcourue de lignes ? D’où viennent les plaines magnétisées constellées de points ? les défilés et les îlots d’arbres troubles ?… Les dessins d’Orléans pourraient en tout cas confirmer une intuition : l’idée que plus globalement les œuvres de Daviau s’apparenteraient à des exercices de scansions, à des leitmotivs et à des réitérations graphiques, plongeant la conscience regardante dans un état de réminiscence. Mettre le dessin à l’œuvre, ce serait alors rejouer, redessiner, revoir un paysage antérieur (thème éminemment baudelairien), révéler un terrain natif (comme on le dit des métaux premiers…), mettre au jour des étendues enfouies et dormantes jusque-là, qui affleureraient et cristalliseraient dans le travail graphique apparenté à un travail d’anamnèse. Ainsi, dans le processus de production de l’image, le dessin se développerait nécessairement dans un espace stratifié et dans une durée déployée et complexe, composée d’une infinité d’acmés et de stases enchevêtrées dans le dessin. Le dessin aurait alors la force d’un geste de révélation, une révélation progressive occasionnée par les gestes répétitifs de l’exercice, et cette entreprise se situerait alors dans un pôle diamétralement opposé à celui de l’instantanéité. Je note d’ailleurs sur ce point la grande méfiance de Daviau à l’égard de la photographie, qui lui est si étrangère précisément parce que l’image y est révélée « d’un seul coup », comme une brusque apparition, et de plus apparemment sans corporéité, en tout cas sans le travail de réitération mentale et gestuelle exigée par la pratique du dessin. À l’inverse, Daviau fait apparaître l’image à la surface du tableau dans une opération de lente catalyse, comme la remontée progressive d’un corps, dans une expérimentation de la durée qui est aussi la durée propre et le rythme de l’artiste. Mais où situer le fond ancien où séjournent les images ? Quels archétypes pour ces paysages rejoués sans cesse par l’artiste ? Force est de reconnaître que l’artiste ne s’est d’ailleurs pas focalisé sur un seul type de paysage, et que la typologie des vues pourrait être classé en topos, en périodes et en styles repérables dans le déroulement général de son œuvre. S’il paraît vain d’élire une image-type dont procèderait toute la série des images par la suite, il faudrait plutôt considérer la gestation des œuvres comme un travail d’empilement, de feuilletage quasi-géologique, de synthèse d’une multitude de références visuelles plus ou moins conscientes, qui constituerait le fond mémoriel de l’ensemble : les paysages ensauvagés de Seghers ; les grands feuillages des dernières peintures de Poussin, particulièrement dans le cycle des Saisons ; les aquarelles et les peintures aixoises de Cézanne, bien sûr, qui voulut précisément faire du « Poussin sur nature » ; les dessins de van Gogh dans le sud de la France, où il trouve un équivalent graphique à sa peinture permettant de transférer l’énergie panthéiste des tableaux vers le dessin ; peut-être aussi Constable… Et les impressionnistes ? Pas sûr ; leur volonté de captation instantanée du monde « tel qu’il est » ne coïncide pas avec la vision de l’artiste… Par contre, il faut compter aussi sur l’apport de la peinture orientale, et ce lien n’est nullement fortuit, quand on sait qu’un long séjour de Daviau au Japon a été l’occasion d’une vraie rencontre avec la peinture extrême-orientale (particulièrement les tableaux de Chu Ta, Wang Wei et Nizen), sans qu’il n’y ait eu par la suite la tentation d’une imitation « exotisante » des œuvres. Mais il faut aussi se tourner vers des lanscapes plus personnels et intimes, des lieux éprouvés physiquement et des horizons contemplés de visu : ainsi, cette vallée familière (la Dordogne ? ) toujours regardée d’en haut, avec l’arc sombre et cicatriciel d’une rivière qui ancre tout l’espace. Un autre paysage-type aussi : celui de Vaux-le-Vicomte, où le regardeur-marcheur découvre le paysage sculpté par Le Nôtre en montant au sommet d’une butte artificielle, et où, de là, se retournant vers l’ouest, il voit d’abord en contrebas le maillage et l’éclat des plans d’eaux, puis la géométrie des bâtisses et des chemins rayonnants, qui, si l’on regarde plus loin, sont mangés par les débordements des buissons et des arbres, déréglant peu à peu l’ordre dessiné par le jardinier. Quand le regard monte enfin vers les forêts et l’horizon, il voit la natura naturans primitive reprendre sa vie autonome et lointaine. Si les paysages de mémoire pour le musée d’Orléans sont ancrés dans une relation de souvenir spécifique avec un tableau précis de Ruisdael, on peut se risquer à dire que plus généralement les dessins-paysages de Daviau sont nourris par les résurgences de multiples sources antérieures, qui abondent et se mélangent pour former un terreau nouveau, qui se donnerait comme originel et à lui-même naissant. Au final, plus que des références artistiques attendues, certaines propriétés du travail de Daviau, comme cette tension vers l’immensité à travers le motif du paysage, ou cette quête du pérenne à travers la mobilité du dessin, rappelleraient plutôt les considérations sur le paysage de certains écrivains, comme Baudelaire, Bachelard, ou Julien Gracq. Formé d’abord à la géographie, Gracq n’a eu en effet de cesse de traverser des paysages bien réels pour les étudier parfois de manière savante, toujours pour en consigner quelques notes dans un carnet, puis il les a laissé décanter au fond de lui, pour dresser après coup et parfois des années plus tard, des territoires hypnotiques et fictionnels. Les descriptions de Gracq sont en plusieurs endroits proches de la géométrie subtile, de la fascination du végétal, et de cette aspiration pour les espaces ouverts que propose Daviau. Certes, l’artiste n’a pas pu être sous l’influence des textes de l’écrivain, qu’il dit d’ailleurs connaître fort peu, mais l’un et l’autre ont sûrement en commun une configuration interne, qui les situerait dans la même position de réceptivité, dans la même hypersensibilité au spectacle de l’étendue, dans le même dépassement nécessaire et vital du confinement pour l’immensité. La position flottante et aérienne de l’œil qui regarde en contrebas le monde « végétalisé » pourrait bien être aussi la position de l’œil du « dormeur qui se réveille » dans la tour du Château d’Argol : « …le dormeur à son réveil plongeait son regard malgré lui dans le gouffre des arbres, et pouvait se croire un instant balancé dans un vaisseau magique au-dessus des vagues profondes de la forêt (…) Vers l’ouest de hautes barres rocheuses, envahies jusqu’au sommet par les arbres, s’alignaient parallèlement ; une rivière coulait à plein bords de ces vallées profondes ; la risée qui courrait alors hérissait sa surface comme celle d’une peau transie de froid et, tout à coup, des milliers de facettes brillantes réfléchissaient le soleil… ». La forêt survolée par le dormeur éveillé ne se confond-elle pas avec la forêt ruisdaelienne, et avec les multiples interprétations de mémoire qu’en tire Daviau ?… Cette forêt activée par sa propre respiration végétale appelle bientôt le regardeur à régler sur elle l’étendue de sa vision et la cadence de son souffle…, soit une respiration amplifiée et démultipliée, une respiration à l’infini.

Emmanuel Rivière

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